Réguler les 'entreprises cruciales

AutorMarie-Anne Frison-Roche
Páginas19-31

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Ver Nota 1

L’essentiel: a première vue, on ne régule que les espaces et l’État n’a pas à pénétrer les entreprises. Mais l’im pératif s’inverse lorsqu’une entreprise absorbe l’espace tout entier, ou lorsqu’elle en a le projet, comme dans le cas Google.

L’entreprise cruciale est négativement celle dont la défaillance entraîne l’effondrement du système; l’entreprise est positivement cruciale si à travers elle le secteur est orienté vers des finalités au service de l’avenir du groupe social. L’État est alors légitime à pénétrer l’entreprise, pour y faire entendre sa voix, parfois pour y exercer un pouvoir de décision car le dynamisme concurrentiel et le pouvoir de la propriété n’excluent pas la superposition du souci de l’avenir commun, que certains appellent l’intérêt général.

A première vue, l’idée même de "réguler une entreprise" paraît un contresens.

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En effet et à la base, l’on doit distinguer la personne et l’espace dans lequel celle-ci exerce sa liberté d’agir. C’est l’activité qu’elle développe sur le marché qui déclenche, en droit de la concurrence, la qualification d’entreprise: est une "entreprise" toute entité qui a une activité de proposition d’un bien ou d’un service sur un marché.

De cette façon, le droit de la concurrence neutralise l’agent en lui-même et relaye l’af-firmation classique de la théorie économique classique pour laquelle l’entreprise est sur le marché une "boîte noire".

Les personnes se plaignent de cette indifférence méthodologique, notamment les États, puisque, selon la règle principielle de la neutralité du capital, l’actionnaire, même public, ne peut prétendre qu’à une rétribution raisonnable de son apport. La propriété de la personne morale, la personnalité morale étant la technique qui permet à l’entreprise d’entrer dans le commerce juridique, est donc un élément radicalement indifférent.

Le droit de la régulation ne s’y attarde, à première vue, pas davantage. En effet, il intervient dans trois types d’hypothèses.

La première hypothèse est celle dans laquelle un secteur était jusque-là organisé par l’attribution de droits exclusifs à des entreprises. Le plus souvent, ils ne sont conférés qu’à une seule, l’État préférant alors être le propriétaire de cette entreprise titulaire du monopole légal. Puis, par une décision politique, soit de l’État lui-même, soit d’une entité ayant barre sur celui-ci, par exemple les institutions européennes vis-à-vis des États-membres, il est décidé une migration vers une structure de marchés concurrentiels.

La Commission Européenne a ainsi considéré que des secteurs étaient organisés en monopoles publics par ce bon plaisir de l’État que d’autres appellent "souveraineté", la Commission l’analysant en abus de position dominante. Dans les années 1990, les Étatsmembres furent donc obligés de libéraliser. Mais il ne suffit pas toujours de déclarer la concurrence ouverte pour qu’elle advienne. S’il n’y a pas une vague d’innovation, les opérateurs historiques restent si puissants que la concurrence est inscrite sur le papier mais les entrants restent à la porte du secteur.

Le Droit met alors en place une régulation qui a pour fin d’établir la concurrence. Une régulation asymétrique diminue artificiellement la puissance de l’opérateur historique pour le rendre vulnérable. Cette régulation ayant pour fin la concurrence est conçue comme transitoire, n’a pour but que d’ouvrir l’appétit à de nouveaux entrants. Le secteur des télécommunications en est le meilleur exemple.

Une deuxième variété de régulation, qui peut d’ailleurs se superposer sur un même secteur, renvoie à l’hypothèse de défaillances de marché, lorsque le mécanisme d’ajustement des offres et des demandes ne peut pas fonctionner efficacement. Cela peut tenir au mécanisme de "monopole économiquement naturel", par exemple un réseau de transport qui, une fois construit par un opérateur, ne sera jamais dupliqué par un autre, car, rentable pour le premier, il ne pourra l’être pour le second. Est également une défaillance de marché l’asymétrie d’information, qui plombe les marchés financiers. Ces phénomènes techniques sont universels et définitifs. Ils justifient en conséquence une régulation permanente.

Enfin et en troisième lieu, pouvant se superposer aux deux premiers types de régulation, il existe une régulation de type politique. En effet, il peut exister des secteurs qui, techniquement, pourraient être organisés selon le principe de la compétition entre des opérateurs, mais l’État a décidé qu’il n’en sera pas ainsi. Par ce seul énoncé, l’on comprend que les autorités de concurrence n’aiment pas cela, alors qu’elles promeuvent la première régulation et admettent volontiers la deuxième.

L’État pose ici qu’il est en charge du bien public et de la qualité de vie de la po-

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pulation dont il a la charge, dans le présent et dans le futur. Il va utiliser ses pouvoirs normatifs et l’argent public pour faire en sorte que chaque personne puisse accéder à des biens marchands, même si la demande n’est pas solvable. Pourquoi? Parce que le contrat social sur lequel l’État est construit l’a posé ainsi. Le secteur de la santé publique ou celui de la culture peut justifier une telle organisation, la régulation venant alors repousser le mécanisme concurrentiel, lequel, par nature, exclut le consommateur qui ne serait pas apte à présenter la seule capacité requise par le marché: payer.

Pourtant, le droit de la régulation ne vise que les secteurs et ne semble, pas plus que le droit de la concurrence, pénétrer les entreprises. Ainsi, dès l’instant que l’on est en économie libérale et non en économie administrée, la régulation ne permettrait en rien à l’État de gouverner les entreprises. Dès lors, songer même à "réguler des entreprises" serait impensable.

Mais cette affirmation négative est inexacte: de la même façon que la régulation a le mérite de parler des secteurs concrètement et de les distinguer les uns des autres, si, en principe et d’ordinaire, l’État n’a pas sa place à l’intérieur des entreprises, n’a pas son mot à dire, ne les gouverne pas, cela cesse d’être vrai pour quelques entreprises très particulières dont il faut établir la catégorisation à travers la notion d’entreprise cruciale.

Il est bien des cas dans lesquels le droit va regarder en transparence certaines entreprises, contrôler la qualité des fonds propres, s’assurer de la fiabilité de ses dirigeants, intervenir en cas de changement dans le contrôle, produire des normes régissant la gouvernance.

Cette première pénétration de l’État dans les entreprises mêmes prend la forme de la supervision. Ainsi, en matière bancaire, financière et assurantielle, les établissements sont supervisés, tandis que leur comportement sur le secteur financier est régulé. Ils sont donc soumis à deux autorités distinctes. Pour prendre l’exemple de la France, ce sera l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui régule leur comportement lorsqu’ils seront acteurs sur les marchés financiers, tandis que l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) les supervise, en regardant en transparence leur fonctionnement interne et leur solidité.

Mais la construction européenne de l’Union bancaire montre la convergence de plus en plus forte entre la supervision et la régulation. Les crises nous apprennent qu’il faut "réguler certaines entreprises", l’État pénétrant au cœur même de l’entreprise, non pas parce qu’il en serait propriétaire mais parce qu’il est l’État.

Mais cela ne doit surtout pas s’opérer dans toutes les entreprises, car l’économie demeure libérale. Cela ne s’impose que pour les "entreprises cruciales". Il y a quelques années, j’avais proposé une notion juridique: "l’opérateur crucial".2Il s’agit ici de la reprendre et d’affirmer que l’État doit "réguler les entreprises cruciales", parce qu’elles sont cruciales et parce qu’il est l’État.

Pour montrer la solidité de l’affirmation et sa portée, il faut répertorier les cas dans lesquels il est adéquat de concevoir la régulation par l’État d’une entreprise cruciale (I), avant d’examiner les modes de régulation par l’État de celle-ci (II).

I - Les cas dans lesquels il est adéquat de concevoir la régulation d’une entreprise par l’État

Certains espaces devant être régulés par l’État, si une entreprise occupe cet espace tout entier, alors, par transitivité, l’État doit réguler cette entreprise (A). Cela est également vrai si l’entreprise a un rôle structurel déterminant dans un espace essentiel, ce qui conduit à

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construire la définition de l’entreprise cruciale, recevant une définition à la fois négative et positive (B).

(A) La nécessité de réguler l’entreprise qui occupe tout l’espace

Si une entreprise "tient dans sa main" le secteur, alors pour réguler le secteur, mais il suffit de réguler l’entreprise. Cela correspond à deux hypothèses, celle de l’entreprise actuellement monopolistique sur un secteur crucial (1), et celle de l’entreprise qui a le projet de s’emparer d’un secteur crucial pour le groupe social (2).

  1. L’entreprise monopolistique sur un secteur crucial

    L’on retrouve ainsi le souvenir de ces monopoles d’État (a), mais l’hypothèse demeure pertinente en cas de monopoles économiquement naturels (b).

    (a) Souvenirs des monopoles d’État

    La régulation de l’entreprise qui occupe tout l’espace du secteur est l’hypothèse à laquelle la France a été dans son histoire politique la plus accoutumée (EDF, SNCF, etc.). La régulation prend alors la forme d’une tutelle directe et double de l’État, tutelle technique de l’entreprise par le ministère de l’économie ou de l’industrie et tutelle financière par le ministère des finances, tandis que le gouvernement nomme les dirigeants.

    La supervision et la régulation ne se distinguaient pas dans ce mécanisme...

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