Marx, Engels and romantic writers/Marx, Engels e os escritores romanticos/Marx, Engels et les ecrivains romantiques.

AutorSayre, Robert
CargoTexto en frances - Ensayo

Marx et Engels contre le romantisme?

Il existe toute une litterature, notamment d'inspiration stalinienne, qui tend a presenter les auteurs du Manifeste du parti communiste comme des adversaires du romantisme, rejetant en bloc ce courant culturel en tant que "reactionnaire". Un exemple typique est l'ouvrage publie en 1936 par Jean Freville aux Editions Sociales Internationales, qui reste jusqu'aujourd'hui le seul recueil en langue francaise de textes par Marx et Engels concernant la litterature et l'art. (1) Dans son introduction, Freville, qui cite avec entrain la definition des ecrivains par Staline comme "les ingenieurs de l'ame", reconnait tout de meme que le romantisme n'est pas une simple reaction contre l'art classique, mais "la protestation desesperee qu'elevent, contre le capitalisme, a la fois la noblesse depossedee et la petite bourgeoisie radicale". (2) Cependant, le chapitre consacre au romantisme dans ce recueil de citations est simplement intitule "Contre le romantisme"! En fait, plusieurs des textes cites--par exemple ceux d'Engels sur Carlyle--sont loin de tomber dans un rejet aussi simpliste. Un autre, intitule par Freville "Les mefaits du romantisme", ne concerne ni la litterature ni l'art, mais certains deputes conservateurs de la Diete Rhenane. Un passage dans un article par Engels critique les "enrages mangeurs de francais", mais le mot "romantisme" est absent. Enfin, le passage qui recoit de Freville le titre "Le romantisme reactionnaire" est celui d'une lettre de Marx a Engels que nous allons analyser plus bas, ou le mot "reactionnaire" ne figure pas: il est simplement question de deux "reactions" aux Lumieres, la romantique et la socialiste.

En realite, la position de Marx et Engels au sujet du romantisme est beaucoup plus nuancee et, surtout, plus dialectique que cette version caricaturale, sans doute inspiree par l'ideologie du progres d'origine positiviste, qui a laisse son empreinte sur de larges pans de la culture de gauche en France.

Qu'est-ce que le romantisme?

Avant d'aborder la question de l'attitude de Marx et Engels envers le romantisme, et, dans un deuxieme temps, envers les ecrivains romantiques, il est important de definir ce que nous entendons par le terme meme. Nous prendrons comme point de reference ici une conception substantive du phenomene romantique, qui part de certaines suggestions de Marx et Engels sans necessairement adopter leur terminologie pour decrire tel ou tel auteur.

Selon cette conception--que nous avons tente d'elaborer et d'illustrer ailleurs (3) --le romantisme ne se limite ni a des mouvements litteraires et artistiques, ni a la periode du debut du XIXe siecle qui est souvent consideree comme "l'epoque romantique", pendant laquelle se developpaient des courants et ecoles communement appeles romantiques. A notre sens, ces mouvements s'inserent dans une tendance culturelle bien plus vaste qui est liee a une mutation socio-historique fondamentale de grande envergure: l'avenement --progressivement au niveau mondial--d'une societe regie de fond en comble par le marche, et dans laquelle les diverses valeurs qualitatives des societes "traditionnelles" qui l'avaient precedee sont remplacees par la seule valeur quantitative de l'argent.

C'est cette societe capitaliste--d'un type sans precedent--qui va susciter des reactions de protestation ou de refus, exprimees dans de tres divers domaines culturels--la philosophie politique, le droit, l'histoire, etc., aussi bien que la litterature et l'art--au nom des valeurs qualitatives perdues du passe. C'est cette revolte culturelle et multiforme--empreinte de nostalgie pour certains ideaux du passe, sans necessairement vouloir restaurer des formations sociales revolues--qui constitue pour nous le romantisme. Nee vers le milieu du XVIIIe siecle en meme temps que le capitalisme se construit et s'impose en Angleterre et en Europe, elle perdure jusqu'a nos jours, puisque, malgre d'importantes transformations de ses modalites, le systeme socioeconomique contre lequel elle s'eleve persiste et fait sentir ses consequences de plus en plus universellement.

Pendant cette longue duree de la modernite capitaliste, tous les intellectuels, artistes et ecrivains ne sont pas "romantiques" selon cette conception, loin s'en faut. Il y a, d'une part, ceux qui acceptent globalement le statu quo de la societe moderne; mais aussi, parmi ceux qui contestent l'ordre capitaliste, certains le font au nom de la modernite elle-meme, ou de certaines valeurs--la raison, la science, l'individu--devenues hegemoniques dans la modernite. Pour que l'on puisse parler de vision ou de perspective romantique, il faut que la critique anti-capitaliste se fasse en s'inspirant d'une certaine idee du passe, au nom de ce qu'incarnait un certain passe, meme si on ne souhaite pas sa reconstitution tel quel.

Marx, Engels et le romantisme

Certes, Marx et Engels, heritiers critiques des Lumieres, n'etaient pas des romantiques a part entiere selon cette definition. Cependant, la critique romantique de la civilisation capitaliste--developpee par des penseurs politiques, des economistes, des anthropologues, des socialistes--n'en est pas moins une source extremement importante, et generalement negligee, de leur reflexion. Quelques textes-cle permettent de rendre compte de leur attitude generale envers la perspective romantique telle que nous la definissons.

Dans le Manifeste du parti communiste (1848), Marx et Engels se referent au "socialisme feodal"--probablement une reference au mouvement "Jeune Angleterre" (Disraeli, Carlyle) et a certains legitimistes francais comme un courant ou se melangent "echo du passe" et "menace de l'avenir"; malgre leur "complete incapacite a comprendre la marche de l'histoire moderne", ces penseurs ont eu le merite de "frapper la bourgeoisie en plein creur par une critique amere et spirituellement mordante". Plus important a leurs yeux est le "socialisme petit-bourgeois" de Sismondi--le plus eminent des economistes que l'on pourrait qualifier de romantiques au XIXee siecle dont ils soulignent les apports: "Il analysa, avec la plus grande sagacite, les contradictions inherentes aux rapports de production modernes. Il a demasque les enjolivements fallacieux des economistes". (4)

Un des textes les plus significatifs de Marx par rapport au romantisme est un passage des Grundrisse, les Fondements de la critique de l'economie politique (1857-58): "Dans les periodes anterieures de l'evolution, l'individu jouit d'une plenitude plus grande justement parce que la plenitude de ses conditions materielles n'est pas encore degagee, en lui faisant face comme autant de puissances et de rapports sociaux independants de lui. Il est aussi ridicule d'aspirer a cette plenitude du passe que de vouloir en rester au total denuement d'aujourd'hui. La conception bourgeoise n'a jamais reussi a aller au-dela d'une opposition contre le point de vue romantique (Uber den Gegensatz gegen jene romantische Ansicht ist die burgerliche nie Herausgekommen), et par consequent celui-ci l'accompagnera comme sa legitime antithese (berechtigeter Gegensatz) jusqu'a la fin bienheureuse de la bourgeoisie". (5) Ce passage est interessant a plusieurs egards: dans un premier moment, il reprend l'argument romantique sur la "plenitude" du passe pre-capitaliste; dans un deuxieme temps, il renvoie dos-a-dos l'illusion romantique du retour au passe et l'apologie bourgeoise du present. Finalement, il considere la critique romantique du monde bourgeois comme legitime et comme une sorte de contrepoint negatif de celui-ci, qui l'accompagnera jusqu'au bout, c'est-a-dire tant qu'existera la societe bourgeoise. Selon les editeurs des Grundrisse, les romantiques auxquels se refere ce passage sont Adam Muller, l'economiste conservateur, et Thomas Carlyle, sur qui nous reviendrons plus loin.

Il serait faux de limiter l'interet positif manifeste par Marx et Engels envers le romantisme a leurs annees de jeunesse, quand ils ont ete les plus proches de cette sensibilite culturelle (nous y reviendrons). Car c'est dans leurs ecrits tardifs qu'on trouve une tres grande attention portee aux travaux des anthropologues et historiens d'inspiration romantique, au sujet des communautes dites "primitives": Maurer, Niebuhr, Morgan, Bachofen. La motivation de cet interet est directement politique, comme l'affirme Marx dans une lettre concernant l'historien allemand Georg Ludwig Maurer, adressee a Engels le 25 mars 1868--un document hautement significatif qui dessine a la fois une affinite et une distance envers le romantisme: "La premiere reaction contre la Revolution francaise et l'ideologie des Lumieres qui lui etait liee a ete naturellement de voir tout sous l'angle moyenageux, romantique, et meme des gens comme Grimm n'en sont pas exempts. La deuxieme reaction--et elle correspond a l'orientation socialiste [...] consiste a plonger par-dessus le Moyen Age dans l'epoque primitive de chaque peuple. Et les gens sont tout surpris de trouver dans le plus ancien le plus moderne, et meme des egalitaires a un degre qui ferait frissonner Proudhon". (6) Ce que Marx ne semble pas prendre en compte, c'est que le romantisme n'est pas...

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