Art et archives: une perspective archivistique

AutorYvon Lemay
CargoProfesseur adjoint. Doctorat en Histoire. École de bibliothéconomie et des sciences de l?information Université de Montréal
Páginas64-86

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Yvon Lemay Professeur adjoint Doctorat en Histoire École de bibliothéconomie et des sciences de l’information

Université de Montréal yvon.lemay@umontreal .

yvon.lemay@umontreal.ca

1 Introduction

Depuis tout particulièrement la fin des années 1980, tant au Québec et au Canada qu’au plan international, les artistes contemporains ont été nombreux à utiliser des photographies d’archives selon différentes stratégies et préoccupations dans leurs travaux. On a qu’à penser à des artistes comme Christian Boltanski, Hans Haacke, George Legrady, Zoe Leonard, Gilles Mahé ou Joachim Schmid sur la scène internationale, à Sara Angelucci, Rosalie Favell, Angela Grossmann, Vid Ingelevics, Jeff Thomas ou Jinme Yoon sur la scène canadienne et à Raymonde April, Dominique Blain, Bertrand Carrière, Melvin Charney, Angela Grauerholz, Dominique Laquerre, Pierre Allard et Julie Roy du collectif ATSA sur la scène québécoise. Et bien d’autres noms seraient encore à mentionner tant cette pratique a gagné en popularité avec les années.

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Cet intérêt des artistes contemporains pour l’emploi d’images photographiques provenant d’archives n’est d’ailleurs pas passé inaperçu. Plusieurs expositions, colloques et publications ont traité des réalisations des artistes en la matière. Or, malgré la reconnaissance du phénomène par le milieu de l’art, l’usage de photographies d’archives à des fins artistiques a eu, sauf quelques exceptions, peu d’impact dans le domaine des archives en tant que tel. Pourquoi estil primordial alors pour les archivistes de s’intéresser de plus près à ce type d’exploitation des archives? Trois raisons viennent aussitôt à l’esprit.

En premier lieu, il y a la nouveauté du phénomène. Il s’agit là d’un nouveau type d’utilisation et d’utilisateurs des archives qui a entre autres comme effet d’assurer une visibilité incomparable de la question des archives sur la scène culturelle. Cellesci envahissent les galeries et les musées. Les quotidiens et les revues spécialisées en discutent. Une clientèle différente s’y intéresse. Une visibilité plus grande qui, de surcroît, en associant les archives à la création contemporaine, brise une image pour le moins réductrice, poussiéreuse des archives liées généralement aux choses du passé. Deuxièmement, en plus de contribuer à la valorisation culturelle des archives, les artistes font preuve d’un savoirfaire auquel les archivistes devraient être attentifs afin d’assurer la mise en valeur des archives. L’installation réalisée par Dominique Blain en 2006 pour rendre hommage à la fondatrice des Jardins de Métis en représente un bel exemple.1 Dans le but de faire revivre Elsie Reford dans ses jardins, l’artiste a réalisé une œuvre comprenant sept lunettes dont les lentilles ont été remplacées par des photographies sélectionnées à même les archives photographiques des Jardins de Métis. De la sorte, à chaque occasion où un visiteur jette un coup d’œil à travers l’une des lunettes disséminées sur le site, il contribue par son geste à réanimer la présence de la fondatrice comme le désirait l’artiste. Troisièmement, l’usage d’archives à des fins artistiques permet aux archivistes de jeter un regard critique sur leur discipline, de réfléchir tant à des questions qui leur sont familières, comme celle de la mémoire qui est intimement liée à la nature de leurs activités, mais aussi à des aspects qui le sont moins comme la valeur d’évocation des archives que les travaux des artistes mettent en évidence. En effet, en plus de servir à prouver, à témoigner et à informer, les documents d’archives possèdent aussi la capacité de toucher, de troubler, d’émouvoir. Une valeur qui n’a pas été jusqu’ici pleinement reconnue et qui mérite pourtant d’être prise en considération par les archivistes lors de leur évaluation de la valeur archivistique des documents surtout centrée sur l’information et le témoignage.

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Le présent article vise à faire état du projet de recherche que nous avons entrepris relativement à l’usage d’archives photographiques par les artistes contemporains. Dans un premier temps, une revue des expositions, colloques et publications montrera toute l’ampleur du phénomène sur la scène artistique. Cette revue de la littérature revêt d’autant plus d’importance que le milieu archivistique, comme nous l’avons mentionné, a démontré peu d’intérêt pour la question. En second lieu, nous esquisserons une typologie que nous avons développée jusqu’ici afin de rendre compte de cette production dans une perspective archivistique. Nous verrons qu’elle comprend trois composantes auxquelles s’ajoutent trois éléments transversaux. Dans un troisième temps, nous présenterons cinq aspects qui, en fait, constituent autant de raisons du point de vue d’un archiviste de prêter attention à ce nouveau type d’utilisation des documents d’archives. Nous terminerons en soulignant la contribution de ce projet à l’avancement de la discipline archivistique et l’approche contextuelle qui l’anime.

2 Art contemporain et archives: expositions, colloques, publications

Comme en témoignent les expositions collectives, les colloques et les publications qui ont été consacrés à la question depuis notamment la fin des années 1990, l’emploi de documents d’archives par les artistes contemporains est un phénomène qui n’est pas passé inaperçu dans le milieu des arts visuels.

Présentée en Allemagne (Munich, Berlin, Düsseldorf) et aux ÉtatsUnis (New York, Seattle) en 1998 et en 1999, l’exposition Deep storage : collecting, storing, and archiving in art regroupait des œuvres réalisées par des artistes depuis les années 1960 jusqu’à nos jours en lien avec la problématique des archives. Rétrospectivement, cette exposition collective représente un événement important dans la reconnaissance du phénomène : important par son ampleur (cinq commissaires, plus de 50 artistes, présentation dans 5 villes, lien avec les précurseurs); importance également par les nombreux textes de réflexion (15 contributions) que l’on retrouve dans le volumineux catalogue publié à l’occasion (SCHAFFNER; WINZEN, 1998). À partir de 1999, et ce jusqu’en 2003, le Musée d’art contemporain de Montréal a fait circuler dans différentes villes au Québec et au Canada, Autour de la mémoire et de l'archive, une exposition à partir des œuvres de sa collection permanente parmi

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lesquelles figurent les travaux de Christian Boltanski et d’Angela Grauerholz. En l’an 2000, la même institution présente le colloque Mémoire et archive réunissant plus d’une dizaine de théoriciens et d’artistes afin « de voir comment et pourquoi se manifeste cette obsession de la mise en mémoire, de l’archive, du document et de la commémoration qui caractérise la société actuelle ». (BERNIER, 2000, p. 8) En France, dans le but de « célébrer le millénaire avec un évènement contemporain inhabituel », le Musée moderne de la Ville de Paris organise l’exposition Voilà Le monde dans la tête qui comprend les œuvres de plus de 60 artistes français et internationaux « visant à saisir et préserver le réel par diverses méthodes: archivage, compilation, collection, énumération, classement, enregistrement, accumulation... où se croisent données personnelles et destinées collectives ». (MUSÉE D’ART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS, 2000). En 2001, toujours en France, avait lieu le colloque Les Artistes contemporains et l'Archive (MOKHTARI, 2004) dont l’objectif principal était « de cerner la façon dont [les] artistes ont développé leurs œuvres avec l’archive comme objet, comme méthode, comme image ou comme poétique, et de voir ce que cette relation à l’archives produit ou induit ». (POINSOT, 2004, p. 5)

L’intérêt pour la question de l’art et des archives n’en sera pas moins notable au cours des années suivantes. En 2002, on note la parution de deux numéros thématiques, l’un intitulé Archives dans le magazine Ciel variable qui présentait les travaux d’artistes de la France, du Canada et du Québec et un autre dirigé par Cheryl Simon dans la revue Visual Resources sous le titre Following the Archival Turn: Photography, the Museum, and the Archive. D’ailleurs, il est à souligner que le contenu de plusieurs autres numéros du magazine Ciel variable font aussi état de productions et de réflexions relativement aux archives et à la pratique artistique contemporaine.2 L’année 2002 verra également la publication de Lost in the Archives, un ouvrage sous la direction de Rebecca Comay dans lequel « investigations on the limits of memory are instigated by over 70 artists and writers » ainsi que Interarchive. Archival Practices and Sites in the Contemporary Art Field, un livre qui fait suite à un projet d’exposition initié par HansPeter Feldmann and Hans Ulrich Obrist (KUNSTRAUM DER UNIVERSITÄT LÜNEBURG). Subdivisé en trois parties, la première rend compte de l’exposition, la deuxième comprend des textes selon différentes perspectives disciplinaires et la troisième présente audelà de « 60 positions of contemporary archiving practices in the field of art ». (BISMARCK, 2002, p. 418)

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En 2003, mentionnons la parution de l’essai Postproduction de Nicolas Bourriaud dans lequel l’auteur s’intéresse au fait que « depuis le début des années quatrevingtdix, un nombre sans cesse croissant d’artistes interprète, reproduise, réexpose ou utilise des œuvres réalisées par d’autres, ou des produits culturels disponibles ». (BOURRIAUD, 2004). En 2005, dans son ouvrage La photographie et l’art contemporain, Charlotte Cotton consacre un chapitre au phénomène de la réappropriation, c’està-dire aux artistes qui travaillent à partir d’images existantes de toutes sortes...

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