Le droit français du travail en 2020, entre réformes et mutation

AutorAntoine Jeammaud
CargoAncien professeur à l'Université Lumière Lyon 2. Centre de recherches critiques sur le droit (Universités de Saint-Etienne et Lyon 2/CNRS)
Páginas211-244
Revista da Academia Brasileira de Direito do Trabalho 211
Le droit français du travail en 2020,
entre réformes et mutation
Antoine Jeammaud
(1)
(1) Ancien professeur à l’Université Lumière Lyon 2. Centre de recherches critiques sur le droit (Universités de Saint-Etienne et Lyon
2/CNRS). Président honoraire de l’Association française de droit du travail et de la sécurité sociale. Membre correspondant de
l’Académie brésilienne de droit du travail.
(2) La distinction des concepts de branche d’un système de droit et de discipline juridique nous paraît essentielle, alors qu’une
courante homonymie la fait négliger: «droit du travail», «derecho del trabajo», «direito do trabalho» dénomment également une
branche d’un système juridique national (perçu comme un ensemble de normes) et une discipline (une science?) s’attachant à
la description et la discussion de la manière dont ce système, à travers la branche en question et d’autres, et avec incidence de
normes juridiques internationales ou supranationales, règle les relations du travail Si la discipline est manifestement «autonome»
dans le champ des savoirs relatifs au droit, la branche ne l’est pas au sein de l’ordre juridique français si l’on prend la peine de
se doter d’un concept d’autonomie d’une branche d’un système de droit (A. Jeammaud et M. Le Friant, «Supplément d’enquête
sur un objet familier», À droit ouvert. Mélanges en l’honneur d’Antoine Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 2018, p.441).
(3) Le premier code du travail français s’intitulait «code du travail et de la prévoyance sociale» et devait accueillir les dispositions
légales existantes sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, les retraites ouvrières, les allocations familiales et
les assurances sociales pour ouvriers et employés. L’incorporation de ces dispositions restait à réaliser lorsqu’a débuté, en 1945,
conformément au programme du Conseil National de la Résistance, la réalisation d’un «plan de sécurité sociale» destiné à proté-
ger l’ensemble de la population contre divers «risques sociaux». La Sécurité sociale, organisation gérée par les représentants des
travailleurs dépendants, des employeurs, des travailleurs indépendants, etc. (avec une forte tutelle étatique) assure, «pour toute
personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière», la couverture de tous ou de la plupart de ces risques,
selon les dispositions d’un code de la sécurité sociale. L’expression «droit social» (qui fut d’abord, en français, le nom d’un «type
de droit» selon Georges Gurvitch), au sens des programmes universitaires et des noms de revues, désigne un ensemble (moins
étroitement intégré que le Derecho social en Espagne) de branches du droit étatique (droit du travail, droit de la fonction publique,
droit de la sécurité sociale, droit de l’aide sociale et familiale, droit sanitaire), censées répondre à des problèmes qui sont autant
d’aspects de la «question sociale» surgie au XIXème siècle. Une singularité: le risque de chômage des travailleurs dépendants
n’est pas pris en charge par la Sécurité sociale et reste un objet du droit du travail.
(4) Le droit français connaît deux grandes catégories de travailleurs dépendants: a) les salariés, liés à un employeur (qui peut être une
personne juridique publique ou chargée d’un service public industriel et commercial) par un contrat de travail (et les personnes
privées d’emploi suite à la cessation de leur contrat ou en quête d’emploi salarié), dont la situation est d’abord régie par le droit
du travail ayant le code du travail pour principale composante législative; b) les agents publics, qui sont: 1º/ les fonctionnaires
(de l’État, des collectivités territoriales, du service public hospitalier), recrutés par un acte unilatéral d’une autorité publique,
régis par des statuts de la fonction publique, corps de règles extérieurs au droit du travail (malgré de nombreuses ressemblances
substantielles) et appartenant au droit administratif, qui leur assurent une réelle stabilité de l’emploi mais excluent tout stipulation
contractuelle plus favorable; 2º/ les agents contractuels, liés à une personne morale de droit public par un contrat de travail qui
a nature de contrat administratif et n’est pas régi, sauf sur quelques points, par le code du travail mais par des dispositions parti-
culières de droit administratif (on parle de «contrat de travail de droit public»). Les organisations syndicales dites «ouvrières» ou
«de salariés» regroupent des salariés comme des agents publics.
(5) La discussion a débuté à l’Assemblée nationale, mais une avalanche d’amendements (notamment des oppositions de gauche)
allait empêcher que les votes interviennent dans les délais annoncés par l’exécutif.
L’actualité politico-sociale française de ce début d’année 2020 a été dominée par la réforme des retraites, pré-
vue dans le programme d’Emmanuel Macron, élu à la présidence de la République en mai 2017. Une réforme qui
touche au droit de la sécurité sociale, branche du système juridique du pays(2) distincte du droit du travail(3). Une
réforme préparée longuement mais dans une certaine confusion, marquée par une concertation chaotique avec
des confédérations syndicales de salariés et d’agents publics(4) divisées sur le sujet – hostiles à des degrés divers
au projet gouvernemental et pour des motifs en partie contradictoires – et un début de discussion parlementaire
désastreux des projets de lois destinés à instituer un «système universel de retraite»(5). Il est vrai que l’expérience
des dernières décennies enseigne qu’une réforme de cette matière est, en France, la plus périlleuse qui soit, tant
pour le pouvoir politique que pour l’aspiration à l’unité d’action du mouvement syndical.
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Mais la pandémie qui a touché la France au début du mois de mars a suspendu sine die la discussion parle-
mentaire de cette réforme. Le Parlement a adopté une «loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19», qui
a créé, à côté de l’état d’urgence de droit commun, un régime d’état d’urgence sanitaire. Celui-ci a été aussitôt mis
en œuvre par un décret porteur d’interdictions et de restrictions d’activités, dont la portée à l’égard des contrats
de travail ne manquera pas d’être discutée devant les tribunaux. Cette loi a également autorisé le Gouvernement
à prendre, par ordonnances, des mesures qui sont du domaine de la loi(6) afin de faire face aux conséquences éco-
nomiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie comme aux conséquences des décisions visant
à limiter cette propagation. En matière de droit du travail, l’objet des ordonnances a été de modifier certaines
règles et, surtout, de déroger à bien d’autres, afin de prévenir et limiter la cessation d’activité des entreprises et
ses incidences sur l’emploi en facilitant le recours au régime de l’activité partielle(7), en permettant à l’employeur
de modifier partiellement les dates d’une partie des congés annuels, de modifier unilatéralement les modalités de
réduction du temps de travail ou des jours de repos, plus généralement de déroger aux règles d’ordre public et
aux dispositions conventionnelles en matière de durée du travail et de repos, de modifier à titre exceptionnel les
dates de versement de certaines sommes dues aux salariés. L’adoption de mesures de flexibilité interne n’a pas été
le seul objet de ces actes de législation déléguée, qui ont aussi aménagé les modalités des missions des services
de santé au travail, adapté à la conjoncture le fonctionnement des institutions représentatives du personnel ou la
pratique de la négociation collective (visioconférence, conférences téléphoniques, etc.), reporté certaines élections
professionnelles, etc. Les dispositions des neuf ordonnances touchant au droit du travail n’ont pas modifié, sauf
exception, celles du code du travail auquel elles ne sont pas incorporées(8), mais dérogent temporairement à ces
dernières ou portent des règles particulières à validité temporaire.
Au terme de cet état d’urgence, la législation du travail devrait retrouver son état antérieur modifiée par les
réformes entreprises en juillet 2017, au lendemain de l’élection du nouveau Président et de celle d’une nouvelle
Assemblée nationale dominée par une majorité de députés du parti constitué pour soutenir son action. Venu de la
gauche (adhérent du Parti socialiste quelques années durant, membre du cabinet du Président François Hollande,
puis ministre de l’Économie du gouvernement de Manuel Valls, dernier exécutif nommé par ce chef de l’État),
E. Macron était acquis aux thèses du libéralisme économique et largement soutenu par le monde patronal et les
milieux financiers. Sa candidature s’accompagnait d’un programme incertain, présenté comme «en même temps
de gauche et de droite», annonçant à nouveau une «modernisation» du code du travail, mais aussi l’extension
de l’indemnisation du chômage à des personnes qui n’en bénéficiaient pas en même temps que la suppression de
l’impôt sur la fortune et celle d’un impôt local supporté par des revenus plus modestes.
Dans les derniers mois du quinquennat Hollande, une loi du 8 août 2016 dite «loi Travail», qui entendait «re-
fonder» le droit du travail pour supporter un «nouveau modèle social», mais à laquelle s’était fortement opposée
une partie du mouvement syndical, avait institué une commission d’experts chargée de proposer «une refondation
de la partie législative du code du travail» attribuant une place centrale à la négociation collective. Cette mesure
devait lancer le processus de confection du troisième code du travail de l’histoire juridique française, mais le
premier à ne pas être confectionné «à droit constant»(9). Un an après cette loi, cependant, cette commission a été
(6) Une ordonnance est adoptée en Conseil des ministres sous la présidence du chef de l’État, signée par ce dernier, et entre en vi-
gueur dès sa publication au Journal officiel. Elle a valeur de simple décret jusqu’à sa ratification par une loi. À l’entrée en vigueur
de la loi de ratification, qui peut modifier certaines d’entre elles, les dispositions de l’ordonnance ou celles introduites par elle
dans un code ou une loi antérieur acquièrent valeur législative.
(7) Lorsque des salariés sont placés en «position d’activité partielle» (on parle, en pratique, de «chômage partiel») avec l’autorisation
de l’administration du travail, en raison de la fermeture temporaire de l’établissement ou de la réduction de l’horaire de travail
en deçà de la durée légale, ils perçoivent une indemnité horaire correspondant désormais à 84% de leur rémunération nette
(salaire après déduction de cotisations sociales). Le versement de cette somme incombe à l’employeur, mais est compensé par
une indemnité financée par l’État et l’organisme d’assurance chômage. Le bénéfice de ce régime stabilisateur de l’emploi et de
la main d’œuvre a été élargi à l’occasion de la crise sanitaire. Plus de la moitié des salariés du secteur privé se sont trouvés dans
cette position.
(8) L’état d’urgence sanitaire a été prorogé jusqu’au 10 juillet 2020 par une loi du 11 mai, qui a ajouté à quelques articles de ce code
du travail des dispositions visant à protéger l’emploi de salariés mis en quarantaine au titre de cet état d’urgence.
(9) Au début du XXème siècle, la réunion des «lois ouvrières» dans un code du travail et de la prévoyance sociale (supra note 2) avait
constitué la première expérience de «codification à droit constant». De 1910 à 1927, quatre lois avaient composé cet instrument,
remplacé en 1973 par un nouveau code du travail, adapté, dans sa structure, à la répartition des compétences entre Parlement
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supprimée et le nouveau pouvoir politique a préféré modifier à nouveau le code par un train de textes promulgués
ou publiés en septembre et décembre 2017, puis avril 2018. Le niveau d’adhésion très incertain des citoyens au
programme économique et social d’un Président largement élu contre la candidate d’extrême-droite(10), recom-
mandait en effet à l’exécutif(11) d’agir au plus vite.
L’épisode réformateur du droit du travail engagé dès le début du nouveau quinquennat s’est finalement prolon-
gé jusqu’au terme de l’année 2019. Les changements emblématiques apportés durant cette période au discours lé-
gislatif (I), ont donné lieu à des interprétations soutenant que le droit du travail de ce pays a connu d’authentiques
mutations même s’il n’y a pas lieu de remettre en question certaine analyse de ses fonctions (II).
I. TABLEAU D’UN ÉPISODE RÉFORMATEUR
Le nouvel exécutif a donc choisi une procédure rapide pour réaliser ses premières réformes législatives am-
bitionnant de «rénover en profondeur (le) modèle social français avec les organisations syndicales et patronales de la
Nation». Il a pu adopter ou faire adopter par une majorité parlementaire un ensemble d’actes de législation qui
passeront sans doute à la postérité sous le nom d’« ordonnances Macron» (A), de la même manière que l’on a parlé
des «lois Auroux» de 1982(12). Une loi promulguée en septembre 2018 et des éléments d’autres textes adoptés en
2019 complètent le tableau de cet épisode réformateur (B).
A. Les «ordonnances Macron»(13)
Un ensemble de huit actes de législation (a) a permis de réaliser des changements normatifs majeurs (b).
a) Huit actes de législation(14)
Selon l’article 34 de la Constitution, l’édiction, la modification ou l’abrogation des dispositions de quelque
importance en matière de droit du travail sont de la compétence du Parlement(15). L’article 38 permet cependant au
Gouvernement de demander aux assemblées «l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité,
des mesures qui sont normalement du domaine de la loi»(16). Mais le code du travail impose à l’exécutif, avant la
présentation de tout projet de loi touchant au droit du travail, d’ouvrir une «concertation» avec les organisations
et Gouvernement selon la Constitution de 1958. Une loi de 2004 ayant habilité l’exécutif à recomposer et adapter, par voie d’or-
donnances, la partie législative de divers codes, dont celui du travail, une ordonnance du 12 mars 2007 a donné la nouvelle ver-
sion de la partie législative de ce dernier. Elle a été ratifiée par une loi de janvier 2008 et l’opération a été complétée par une série
de décrets réordonnant les dispositions dont la modification est de la compétence du Gouvernement (articles «R» et «D»). Le texte
du code du travail ainsi reconfiguré– car il ne s’agit pas, en droit, d’un «nouveau code»– est entré en vigueur le 1er mai 2008.
(10) Marine Le Pen, présidente du Front National, dont les positions populistes, xénophobes et anti-européennes, mais aussi l’excep-
tionnelle faiblesse dans le débat sur les politiques publiques, ont favorisé le ralliement au candidat Macron de la grande majorité
des électeurs de gauche comme d’une majorité de partisans de la «droite parlementaire».
(11) Le nouveau Président a désigné comme Premier ministre Édouard Philippe, député du parti de droite «Les Républicains» (celui
de l’ancien Président Sarkozy), rallié à la nouvelle majorité. Le gouvernement est composé d’anciens socialistes, d’anciens élus
ou membres de gouvernements de droite (notamment chargés de l’économie et des finances) et de personnes choisies en raison
de leur expérience professionnelle (telle la ministre du Travail, issue... du milieu des directions d’entreprises).
(12) Quatre lois (après plusieurs ordonnances) adoptées sous la responsabilité de Jean Auroux, ministre du Travail du premier gou-
vernement d’Union de la gauche, constitué après l’élection, en mai et juin 1981, de François Mitterrand à la Présidence de la
République puis d’une majorité de cette alliance à l’Assemblée nationale.
(13) L’usage ministériel les dénomme «ordonnances Travail», alors que la loi du 8 août 2016 avait été et reste couramment appelée
«loi Travail».
(14) Pour plus de détails sur ces réformes de la fin de l’année 2017, voir: A. Jeammaud, «La ‘reforma Macron’ del Código del Trabajo
francés», Temas Laborales, 139/2017, p.13.
(15) L’article 34 réserve à la loi la détermination des «principes fondamentaux» du droit du travail. Mais les textes votés par le Parle-
ment ne posent ou ne modifient pas seulement des dispositions qui signifient des normes méritant la qualification de «principes»
selon un concept un peu précis de cette catégorie (A. Jeammaud, «El Derecho constitucional en las relaciones de trabajo en
Francia», Las transformaciones del Derecho del Trabajo en el marco de la Constitución española. Estudios en homenaje al Profesor
Miguel Rodríguez-Piñero y Bravo-Ferrer, Madrid, La Ley, 2006, p.79, spéc., p.85).
(16) Voir supra note 5.

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